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Envoi du manuscrit

J’ai envoyé une première fois le manuscrit à la poignée de maisons d’éditions françaises qui  éditent de la science fiction. C’était début 2014, nous étions aux Etats-Unis et Cosmogonies se présentait alors encore en trois tomes ; j’ai donc envoyé le premier livre seulement. J’en ai passé des heures à la boutique d’impression ouverte 24h/24h de notre petite ville au Colorado ! Mes visites à la poste m’ont coûté une fortune en envois internationaux.

Tous les éditeurs que j’ai contactés m’ont répondu cordialement, mais personne n’a pris le manuscrit, car “s’engager sur une trilogie écrite par un auteur inconnu n’est pas une bonne idée, commercialement”. Deux amis critiques littéraires français m’ont confirmé ce fait : ma trilogie n’avait aucune chance à ‘l’édition traditionnelle’, à moins que j’aie “des contacts dans le milieu de l’édition française”. Pour moi, qui venais de passer  17 ans à l’étranger et qui n’étais même pas en France, ces ‘contacts dans l’édition française’ n’existaient pas.

Très bien. J’ai donc passé quelques mois à réécrire le livre en un seul tome. Nous sommes rentrés en France en milieu 2014 et je l’ai reproposé, sous sa forme actuelle, à peu de choses près. Cette fois-ci, j’ai eu une paire de réponses positives. J’étais si excitée !!

Malheureusement, après avoir étudié les termes des contrats proposés, j’ai abandonné l’idée : être édité dans ces conditions était tout simplement une farce.  On me demandait de céder l’intégralité des droits, de participer indirectement  aux frais d’impression et d’être heureuse avec moins de 5% de marge éventuelle, reversée une fois par an sans que je n’aie aucun moyen de vérifier le nombre de ventes. La version numérique du livre serait proposée à un prix complètement hallucinant, sur lequel je n’avais pas mon mot à dire. J’aurais dû accepter tout cela pour l’impression de seulement 2000 exemplaires, accompagnés d’un plan de comm tristement standardisé,  auquel personne n’aurait pu croire – même pas moi, qui suis pourtant du genre positif à voir le bon dans chaque chose.

Bref, j’ai été déçue. Mes circonstances personnelles en ont rajouté une couche : mon nouvel emploi français m’a engloutie toute entière. A la merci d’un burn out (qui a fini par arriver, mais cela est une autre histoire), j’ai dû mettre en suspens mes efforts de publication jusqu’à être en mesure de m’en occuper vraiment.

Mais je n’ai jamais abandonné. Dès que le moment propice s’est présenté, sous la forme d’une rupture de contrat avec mon employeur, j’ai repris les rênes du projet en main, cette fois-ci en étudiant sérieusement l’auto-édition. J’avais déjà compris que c’était ma meilleure piste pour publier Cosmogonies dans son intégralité, sans le livrer comme un objet sans âme à un ‘éditeur’, qui n’y a sans doute jamais rien vu d’autre qu’une opportunité de faire trois sous.

J’ai choisi la plateforme Lulu.com, car elle avait déjà servi de tremplin à plusieurs amis auteurs indépendants dont je respecte le jugement et admire le travail. J’ai préparé inlassablement mes fichiers pour fignoler la mise en page du texte. J’ai trouvé le modèle idéal de mon héroïne pour la couverture et elle a gentiment accepté de poser pour Cosmogonies devant l’aéroport de Marseille Provence (Merci Nanou !). J’ai demandé l’aide d’un ami photographe pour la photo (Merci Patrick!). J’ai écumé les archives de la NASA pour trouver une image de notre étoile, le Soleil, qui conviendrait. Enfin, j’ai recruté un ami graphiste pour mettre le tout en forme (Merci Didier !).  Ensuite, je me suis lancée dans la fabrication d’une variété de formats numériques, quelque chose de complètement nouveau pour moi.

En quelques mots, ce fut une période d’apprentissage en accéléré du monde de l’édition, ce monde mystérieux qui m’avait toujours un peu effrayée. Mais la joie de cette collaboration, un véritable travail d’amour, a été plus forte et a renversé tous les préjugés, tous les à priori qui auraient pu encore me retenir. Je le savais déjà mais je l’ai ré-appris : l’appréhension est toujours un peu la même à chaque fois que l’on entreprend quelque chose de nouveau et la satisfaction à l’arrivée est toujours la même aussi. En quelques semaines, le dragon a été dompté ;  en Octobre 2016, j’ai reçu le premier ‘exemplaire test’ à revoir.

Une grande joie, un sentiment de réussite incomparable s’est emparé de moi. Cosmogonies, le livre, était prêt ; prêt à être partagé.

Je lui ai alors créé une page Facebook et un compte Twitter, une plateforme complètement nouvelle pour moi. Et j’ai commencé à parler de lui… Quelle joie de rencontrer d’autres auteurs indépendants, de voir tant de talent, tant d’énergie créatrice ! Quel bonheur de sentir l’enthousiasme de tant de lecteurs, de blogueurs et de blogueuses passionnés ! J’ai été aspirée dans un monde merveilleux, peuplé de gens qui sont sur la même longueur d’onde et dont le support créatif m’a donné chaud au cœur.

Je n’ai pas trouvé d’éditeur, mais j’ai trouvé une famille. L’auto-édition est la plus belle chose qui aurait pu arriver à mon livre, à moi, à tout auteur qui aime son œuvre.

Peu à peu, je vois la communauté Cosmogonies grandir et son histoire extraordinaire, qui m’a pris tant d’années à écrire, être partagée. Je sais que ce ne sont que les premiers pas… la suite, nous la verrons ensemble !

LIVRE

Le serment

 

…2010.

Les changements qui avaient timidement commencé à pointer leur nez au début du millénaire se sont affirmés, la métamorphose est complète. La gamine turbulente s’est épanouie en une jeune technicienne qui s’est émancipée : je travaille à mon compte. Je réussis un parcours professionnel périlleux d’habitude réservé aux hommes. Une chose n’a néanmoins pas changé : je chéris toujours ma liberté plus que tout. Et c’est peut-être ce manque d’intérêt pour ma carrière qui l’a mise à ma portée : sans la peur de l’échec, tout est tellement plus facile…

 

easter island

Fidèle à mes passions, je quitte mon contrat chez un gros client pour pouvoir me libérer plusieurs mois d’affilée. La prochaine éclipse totale du Soleil sera sur l’île de Pâques, à 2000km de Santiago, sur la côte Chilienne. Un caillou isolé de 14km de long, perdu au milieu du Pacifique.

De l’autre côté de la planète… J’ai besoin de temps pour m’y rendre.

Une fois encore, mon entourage se désespère, et pour cause : je plaque un job bien payé, que j’aime, et qui de surcroît est situé tout près de chez moi. Pour presque tout le monde, cela n’a pas de sens !

 

eclipse

Je ne suis pourtant ni folle, ni stupide. Je sais bien que je prends des risques avec ma vie. Mais je n’ai pas le choix : je dois me rendre au bout du monde pour assister une fois de plus à la manifestation transcendante de l’alignement des planètes qui nous entourent. L’astre que j’ai baptisé ‘la Mère’, depuis que Cosmogonies s’est installée dans mon esprit, est sur le point de nous jouer sa plus belle farce : cacher son visage à notre vue, nous laissant entr’apercevoir, pendant quelques minutes, l’autre visage de notre monde, ce monde que l’on considère si facilement comme un acquis. Je ne raterais cet instant pour rien au monde.

Mon voyage commence fin mai. Je ne serais de retour à Amsterdam qu’en Septembre.

Évidemment, je me fais un peu de souci, à partir toute seule aussi loin, aussi longtemps, avec presque rien sur moi… et surtout, je m’inquiète un peu du retour. Et si je ne retrouvais pas de travail ? Comment payerais-je mon prêt immobilier ? Que penseront mes parents, mes amis, ma famille…?

Mais quelque chose de magique se passe alors. La guerrière en moi, celle qui m’a causé bien des migraines par ses révoltes perpétuelles, mais celle aussi à qui je dois mon succès professionnel, prend tout à coup le dessus sur ma conscience bien pensante qui-me-veut-pourtant-du-bien. Écrasante, majestueuse, intransigeante, la guerrière,  par la simple force de son arrivée silencieuse, fait taire tous mes doutes, toutes mes peurs, d’un coup. Décourageant d’avance toute repartie, elle tonne dans mon esprit : « fais confiance à ton intuition… comment veux-tu rencontrer ton destin, si tu ne fais toujours que ce que TU penses être approprié ? l’Univers est tellement, tellement plus grand que toi… »

Je me rappelle de cet instant  très précisément. J’étais assise devant la porte d’embarquement pour le premier vol de mon périple. Cette réalisation fulgurante me traversa de fond en comble, la réalisation que j’étais bel et bien en train de suivre  une impulsion qui m’arrivait directement des tripes. Je ne pouvais pas la nier. Et cet appel ne pouvait pas me tromper : ce voyage était à la fois inévitable et extrêmement important.

La sensation de liberté qui m’inonda immédiatement après la formulation de cette pensée est indescriptible – seuls ceux qui l’ont déjà ressentie la reconnaîtrons dans ces lignes. La matérialisation indubitable de la logique de l’univers m’apporta subitement la paix, même si elle me dépassait complètement – une paix couplée d’un enthousiasme à couper le souffle. J’avançais vers ma destinée, vers là où je me sentais appelée si fort. Tout était possible. Tout ce qui devait m’arriver, m’arriverait.

Et je tapais en plein dans le mille.

 

Akahanga

La voyageuse chevronnée que j’étais fut la proie des typhons dans l’abri grotesque de sa petite tente en plastique, rapidement déchiquetée. Les coulées de boue dues aux inondations ravagèrent  les petites constructions brinquebalantes qui  avaient été montées pour un festival prévu pour l’éclipse, qui n’eut jamais lieu.

Mais je n’étais pas seule. Moins d’une cinquantaine d’acharnés venant des quatre coins du monde, comme moi, avaient tout plaqué pour vivre cet évènement : nous formions une drôle de famille universelle, souriants face à la grandeur de l’astre en motion.  Un peu à l’écart de la sécurité relative du petit village d’Hanga Roa, une agglomération de moins de 2000 habitants et la seule ville à proprement parler de l’Ile de Pâques, nous étions prêts.

 

The fifteen2

C’est là, sur la colline verdoyante du vieux volcan éteint, que j’ai rencontré celui qui est devenu mon mari. Lui aussi, il avait dû voyager des dizaines de milliers de kilomètres pour arriver à ce bout du monde – bien qu’il fut originaire d’un continent bien lointain du mien.

Ensemble, nous fûmes témoins de l’absolu : le matin de l’éclipse, le ciel en colère s’ouvrit sur un grand ciel bleu. Les Moais, ces statues de pierre énigmatiques gigantesque qui parsèment l’île, semblèrent enfin se réjouir, abandonnant leurs airs sévères. Leurs visages immenses aux yeux crevés  affichèrent alors leur air serein d’origine.

 

Rapa nui 7 back

Nous savions tous que cette paix complétement atypique annonçait la disparition imminente de notre Soleil. Dans ce moment de calme anormal, je sus que j’avais eu raison d’écouter mon intuition. Je me trouvais à l’endroit exact où j’étais sensée être : mon âme chantait d’enfin pouvoir occuper tout l’espace.  Radieuse dans cette nuit passagère, je prêtais l’oreille dans le silence étrange qui m’entourait. Plus fort que tout, je voulais entendre ce que mon âme avait à me dire. Et son message me parvint, clair comme le chant d’un cristal : je compris ce que j’avais à faire dans cette vie.

Je devais rappeler aux humains qu’ils ont tous une âme – et qu’elle est merveilleuse. Je devais écrire et partager Cosmogonies.

 

Anakena

Alors, saisie une fois encore de la joie pure des enfants, dans l’absence de doute et l’infini des possibilités devant moi, je fis le serment que j’écrirais l’histoire qui me tenait tant à cœur. Je chamboulerais encore et encore toute mon existence s’il le fallait, pourvu que j’arrive à la faire exister. Je me le promis – je le promis à l’Univers.

Je rattrapais enfin ma destinée.

Je n’ai pas été déçue. Quelques mois plus tard, nous partîmes en Australie, où nous avons vécu deux ans. J’ai rapidement quitté mon emploi la-bas pour enfin écrire Cosmogonies ; la première version que je produis étais une trilogie – il me fallut 900 pages pour la coucher sur le papier !

Nous nous fiançâmes au Vietnam et nous nous sommes mariés aux États-Unis, où nous avons vécu un an. C’est là que j’ai réécris Cosmogonies en un seul tome, sur les conseils des critiques littéraires. Le destin m’a alors rappelée en France ; je me suis installée en Provence avec mon mari.

Il était temps de publier mon ouvrage.

 

 

L’Autre Monde

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…2002 : l’année du Rêve. Les choses ont changé, depuis 1989. Je suis partie à l’étranger grâce à mes études. Diplômée d’une université anglaise, je suis complètement anglicisée, après avoir vécu à Londres puis à Manchester.

On m’appelle astralbanana maintenant, sans majuscule. Devenue cadre dans une grosse boîte de consultance en informatique, je m’installe à Amsterdam. En à peine plus de dix ans, j’ai réussi à visiter tous les continents de la planète, sauf l’Antarctique : on est loin de la petite punk en colère dans son bled du sud de la France.

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La richesse de tout ce que j’ai eu la chance de voir et de ressentir lors de mes escapades autour du monde m’a permis d’adoucir les angles, de calmer ma faim pour la rendre supportable. Mon bonheur s’est accru proportionnellement aux points d’interrogation qui s’effacent dans mon esprit. Moins de doutes, moins de peur, plus de calme – mais je cherche toujours ; insatiable.

Un gros problème m’empêche encore alors de me poser : la fatigue. Complètement insomniaque, je dors peu et mal. Je ne rêve pas.

insomniaque

Mais voilà, en 2002, ces faits ont miraculeusement changé.
Cette métamorphose lente  se concrétise à travers l’arrivée inattendue d’un rêve, le premier dont je me rappelle depuis l’enfance. Il  me surprend dans les petites heures du matin. Ce n’étaient que quelques images banales sans queue ni tête – néanmoins, il me fait cogiter pendant des jours. Je n’arrive pas à y croire… Ce premier rêve anodin marque le début de ma vraie vie. Il est suivi d’un autre songe, puis d’un autre, et d’un autre. Mes rêveries s’affirment, s’enchaînent jusqu’à devenir des histoires, qui même sans être cohérentes n’en sont pas moins une source d’émerveillement pour moi.

dreamcatcher

Jusqu’au jour où, enfin, je suis emportée pour de bon, embarquée malgré moi vers un imaginaire qui semble plus réel encore que ma vie éveillée. Mon cerveau me fait le plus beau cadeau qui soit : il ramène pour moi des images fugaces que je n’avais jamais réussi à vraiment saisir avant. En rêve, je revis mon drôle de voyage.
Grâce à ce rêve, l’évènement revient dans tous ses détails, dans toute sa splendeur. Au réveil, je passe plusieurs heures à gribouiller tous les éléments de cette aventure extraordinaire, pour ne pas qu’elle s’échappe à nouveau. Il n’y a aucun doute : il s’agit bien du souvenir de cet univers magique et étrange que j’avais visité malgré moi il y a toutes ces années.

Ilia

Ma rencontre avec celle que j’appellerai plus tard Iesel resurgit comme un Phoenix dont l’envol occuperait soudain tout l’espace et la logique fantastique de l’Autre Monde m’apparaît clairement pour la première fois. Le travail sans âge du Peuple-Araignée, les tintements envoûtants de leurs lianes cristallines apaisant les âmes, les cocons palpitants… Tout est clair : cette théorie complètement inédite répond aux énigmes les plus déstabilisantes du genre humain « d’où venons-nous ? », « que se passe-t-il après la mort ? ». Elle est cohérente et irrationnelle à la fois…

Je n’avais pourtant jamais été intéressée par ces notions et je suis encore moins spirituellement illuminée d’une quelconque façon que ce soit. Pourtant, en 2002, je ne peux pas m’empêcher de me demander : se peut-il que cette histoire soit vraie ? Se peut-il que…?

Bien vite, je comprends que cela n’a aucune importance. Cette histoire existe, elle vit de son propre aloi : je ne peux pas l’ignorer. Devrais-je essayer d’en parler autour de moi ? Je ne suis pas encore prête.

Rassurée par cette constatation libératrice, je décide de garder cette  découverte pour moi. Dès lors, je peux m’en rapprocher sans risque. Fascinée par ses possibilités infinies, j’entreprends de lui construire une ‘maison’, une structure, qui lui donnera un début et une fin, qui donnera une chance à ces concepts étranges de s’exprimer, à travers la progression d’une légende.

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Ainsi naquirent les Mères. Ce ne fut pas difficile : il me suffit d’écouter l’écho de l’Autre Monde, pour découvrir la trace de son origine. Cette intuition, doublée de ma passion pour l’astre solaire et les éclipses, que je n’ai cessé de suivre toute ma vie, provoque un amalgame instantané et éloquent. Les Mères, bien sûr !

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Satisfaite de l’ordre cosmique sublime que ces quelques pièces représentent une fois assemblées, je suspends l’histoire, que j’appelle alors encore simplement ‘Les Autres Mondes’. Les années passent et je la regarde tendrement de temps en temps, comme on regarderait une œuvre d’art cachée dans les oubliettes. Elle était là seulement pour moi, et pour cause : j’avais encore du mal à l’articuler.

Mais l’histoire m’aspire, encore et encore, dans son univers fabuleux. Les principes d’implantation et de réimplantation, ainsi que Jog et son rôle essentiel, germent insensiblement dans son esprit. Puis, l’odieuse machination des Erêtiens vient mettre en péril cette harmonie universelle.

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Le mythe prend lentement place dans son esprit. Pourtant, elle est encore impossible à raconter ; il me manque un aspect essentiel. Il me manque un émissaire humain. Mélodie s’impose alors, demandant haut et fort d’être sélectionnée pour cette mission capitale, hors du temps et de l’espace.

Jubilante, je m’empresse d’accepter : Mélodie est parfaite.

 

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Un drôle de voyage

 

Fin des années ’80.

spiderpunk

Un après-midi sale de pluie intermittente s’achève, trop lentement. A côté du collège, une petite bande d’adolescents se rassemble sur le parking ; les cours sont finis mais ils restent sur place, attendant les derniers retardataires. Ils s’embrassent, ils gesticulent, ils gueulent inutilement fort pour se faire remarquer – ce n’est pourtant pas nécessaire, leurs accoutrements hurlent pour eux. Leurs cheveux arc-en-ciel sont trop longs, rasés, ou encore remontés à la colle à bois dans des tentatives de crêtes.

Ils se sont identifiés Punks et les notes désaccordées de leurs groupes favoris s’élèvent d’un petit walkman à cassette détraqué que l’un d’entre eux a posé sur la murette des marches qui mènent au parking, claquant en un staccato désagréable. Leur amplificateur déglingué est prêt à rendre l’âme, mais le walkman gueulant à fond les slogans politiques de leurs idoles est clairement entendu.

Punk

Je suis là, appuyée à la murette. Je me fais appeler Triki.

En réalité, la politique n’intéressait aucun d’entre nous, même si à l’époque, nous pensions tous le contraire. On était juste jeunes – très jeunes – et un peu déboussolés  dans notre  effort à devenir des adultes. Si la scène avait lieu aujourd’hui, la petite bande serait peut-être composée de rappeurs. Ou d’autre chose. Cela n’a pas d’importance : toute rébellion induit la même émotion de colère dans la révolte qu’elle implique. Et révoltés, ça, on l’était.

Une fois au complet, on a traîné les savates lourdes de nos grosses godasses vers le ‘C.E.C.’ : le Centre éducatif et Culturel de notre petite ville. Même sous les supplications les plus désespérées de nos parents, on n’y aurait jamais mis les pieds… Mais ce soir, c’est la fête : un petit groupe local va jouer des reprises de nos groupes préférés dans la salle polyvalente. L’anticipation nous rend fébriles – on rit plus fort que d’habitude, nos gestes bien trop expansifs pour les rares passants qui croisent notre chemin.

« Ca y est, on y est, on y est !!! »

pogo

On s’amalgame à la suite d’une trentaine de personnes qui sont déjà devant la porte. Poussant devant, se tirant les uns les autres, on finit tous pêle-mêle à l’intérieur, au moment où la boîte à rythme commence son martèlement. Instantanément survoltée, la foule de jeunes hurle à tout rompre ; ils se bousculent, ils frappent : un pogo endiablé s’en suit, au grand dam de la ‘sécurité’ – deux employés du centre, qui sont immédiatement dépassés par les évènements.

Le groupe les encourage : « allez ! lâchez la rage, pétez la cage !! faut qu’on nous entende ! »

La nuit avance vite ; le voisinage se plaint, le ‘concert’ fait beaucoup trop de bruit. Les deux internes sensés assurer le bon déroulement des évènements paniquent : ils appellent la police. Un camion arrive, sirène hurlante ; à peine arrêté il vomit une poignée de policiers qui prennent la salle d’assaut. La cohue qui s’ensuit est indescriptible : tout le monde court dans tous les sens, les gens se marchent dessus pour arriver à la seule porte de la salle – mais la fuite semble impossible : « putain, les flics font barrage ! »

Les aspirants punks crient des injures à l’envahisseur. Quelques échauffés attaquent les policiers, permettant à une poignée d’ados derrière eux de s’enfuir alors que le flot continue de pousser désespérément vers la sortie.

J’ai réussi à passer. Je suis à dix mètres de la porte, côté liberté, quand un bruit inattendu me surprend : « clang – pschhhhh… ». C’est une bombe lacrymogène qui siffle, déversant son contenu dans l’obscurité.lacrymo_bw

Le gaz me frappe de plein fouet. Je porte des lentilles de contact et mes yeux se transforment instantanément en deux puits de flammes ; la douleur insupportable empire encore quand j’essaie d’arracher les lentilles avec mes doigts, eux aussi couverts du poison gluant. Je sens mon cœur qui bat à tout rompre et je n’arrive plus à respirer. Je perçois à peine ma dégringolade des quelques marches devant la salle et je m’écroule, asphyxiée.

Le grand noir est enveloppé dans un grand silence. Des années ou des secondes passent – ça n’a pas d’importance, le temps n’existe pas ici. Une faible lumière jaune éclaire soudain l’endroit où je me trouve ; on dirait la lumière d’un feu de camp, mais il n’y a pas de feu : c’est l’objet central, un cristal gigantesque, qui éclaire doucement la grande grotte  où je me trouve.

Ilia

 

Une grande figure noire se tient appuyée à une petite construction hexagonale lumineuse. Je me déplace lentement vers elle et j’ai l’impression de flotter, tant mon mouvement est svelte ; rapide. L’être se retourne dans une cascade de sons cristallins et ses yeux immenses sans pupilles me subjuguent d’emblée : je ressens un calme immense dont je n’ai jamais fait l’expérience avant. Le visage sans nez ni bouche semble sourire à ma confusion et l’entité penche sa tête couverte de lianes cristallines, qui s’entrechoquent et reproduisent à nouveau les sons purs que j’ai entendus quand elle s’est retournée.

Ce ne sont pas des sons. C’est un langage. Que je comprends…

Elle pointe l’un de ses quatre bras vers la construction hexagonale et je jette un coup d’œil à l’intérieur. J’y découvre une multitude de cocons, soigneusement empilés les uns sur les autres.

Un souffle, puis, lentement, je distingue un visage flou au-dessus du mien ; il semble parler – mais je n’entends rien. Les bords de ma vision sont craquelés, comme si le monde extérieur essayait de se forcer un chemin vers moi ; je ne suis pas encore tout à fait revenue à la réalité. Je me rends subitement compte que je me trouve entre deux états.

Je me détourne de la réalité : je ne veux pas rentrer, je veux rester ici, dans ce monde, tellement apaisant. La douceur de l’être qui m’a accueillie là, sa bienveillance… me transcende. Des sons cristallins magnifiques me parviennent encore et mon œil intérieur regarde une dernière fois les lianes translucides qui composent cette symphonie impossible. Sa figure sans nez ni bouche me renvoie un sourire à travers ses yeux immenses qui s’ouvrent sur… ce que j’ai fini par appeler l’Autre Monde.

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Le pompier est content : il m’a sortie de mon coma passager. Plusieurs personnes s’affairent autour de moi, je sens vaguement les ventouses et les aiguilles qu’ils accrochent à ma peau.

Mais je ne suis pas vraiment présente. De toutes mes forces, je retrace à toute vitesse le drôle de voyage que je viens de faire. Je ne veux pas en perdre une miette, il faut que je me souvienne…

Mon cerveau a rempli sa mission : il a tout enregistré pour moi. Quelque part au fond de ma mémoire, les images de l’univers que je viens de visiter resteront tapies pour toujours, à attendre que je les comprenne.