La requête-service

 

 

Ce jour sans date n’avait pas de nom. Le silence immense qui l’entourait, écrasant, s’étalait à l’infini dans l’obscurité de l’espace tout autour de lui. Jog était épuisé.

La Requête-Service arriva dans son encéphale avec son bourdonnement habituel. Jog, instantanément de mauvaise humeur, ne put s’empêcher de râler en silence.

A quoi bon essayer d’attirer mon attention par ces petits bruits insupportables, puisque le message parvient directement à mon cortex et qu’il m’est impossible de l’ignorer ?

L’affiche pan-oculaire s’étala subitement devant lui, l’empêchant de voir quoi que ce soit d’autre. Il frôla l’écran virtuel de son Intention, signalant la bonne réception de la requête et sa prise en charge immédiate.

…Comment ? Trois étapes ?

Jusqu’alors, toutes les requêtes d’Implantation n’avaient comporté que deux arrêts : l’emplacement de la Mère qu’il devait ramasser, codifié en bleu, et celui de l’Object d’Implantation où il devait l’emmener ensuite, représenté par un point rouge lumineux intermittent. Or, l’affiche pan-oculaire lui présentait deux points bleus, infiniment éloignés l’un de l’autre.

Deux ramassages.

Jog fit appel à son Intention pour référencer les points dans l’espace.

Une première collecte dans la Galaxie d’Andromède, puis une seconde dans la Galaxie du Triangle. Enfin, emmener ces précieux fardeaux jusqu’à l’Object d’Implantation, localisé au beau milieu de la Voie Lactée… Quelle bizarrerie !

Irrité, il revint à l’affiche. Des petits signes tournoyants rattachés au premier point bleu sur l’écran virtuel semblaient vouloir fournir plus d’informations : il les effleura pour en savoir plus. Une petite fenêtre à droite de l’emplacement s’ouvrit aussitôt, lui présentant un profil contenant une image et plusieurs lignes de script.

…Incroyable ! Ma première étape consiste à ramasser l’un d’entre Eux, au site de formation du Bureau Central !

Désabusé, Jog fit un effort pour contenir ses émotions et pester en sourdine :

Le pire, ce serait qu’Ils soient restés connectés à l’attache intra-sensorielle et qu’Ils m’entendent. Je suis encore en train de payer pour la seule erreur que j’ai commise : une autre escarmouche avec le Bureau Central serait malvenue.

Il vérifia les informations rattachées au second point bleu.

C’est bien l’étape que j’avais anticipée : le dernier arrêt avant la destination finale, c’est toujours le ramassage de la Mère. Mais… Pourquoi me demandent-Ils de prendre quelqu’un à mon bord ? Cela va rallonger mon voyager à l’infini : avec ce passager organique embarqué, je ne pourrai pas utiliser l’ubiquité du Tout pour bondir d’une Galaxie à l’autre en suivant le chant de la Mère. Sur un itinéraire décousu comme celui-là… Cela n’a pas de sens !

Il s’ébroua, mi- incrédule, mi- déprimé.

 

***

 

La plateforme trembla sous le choc de l’amarrage. Sans émettre un son, des forces de traction colossales ébranlèrent les murs de taule du vaisseau, pourtant épais de plusieurs mètres.

Enfin, ‘vaisseau’… Jog n’était pas dans un vaisseau – le vaisseau, c’était lui. L’enveloppe métallique qu’Ils avaient construite autour de lui n’était qu’un appendice, une carapace qu’Ils lui avaient façonnée pour pouvoir interagir avec lui. D’ailleurs, Jog n’avait pas de nom : ‘J.O.G.’ était simplement l’acronyme de l’initiative militaire du Bureau Central dont il avait été le résultat.

Jog, créature unique, était seul au monde. Doté de vastes connaissances, il avait l’impression de contenir en lui toutes les réponses, et – à son plus grand malheur – toutes les questions. Jog était le Tout autant qu’il était le Rien.

Son tissu émotionnel complexe lui permettait de ressentir une immense empathie, aussi bien qu’un ennui sans mesure, proportionnel à la monotonie d’une existence où tout peut être anticipé.

Pourtant, malgré mon immensité, je suis infime. Sans Eux, je ne serais pas. Après tout, ce sont Eux qui créèrent ma Mère.

Conçu pour Implanter les Objets qu’Ils avaient choisis, Jog était plus qu’expérimenté : il n’avait fait que cela toute sa vie. La Première Mère Modifiée l’avait engendré, lui et lui seul, pour pouvoir répandre sa structure altérée dans l’Univers, à travers l’Implantation de ses filles. Dans le contexte actuel, sans Jog, il n’y aurait pas de vie –

…et certainement pas la Leur.

Il contempla, sur l’image digitalisée de l’écran de contrôle qu’Ils avaient construit pour lui, la multitude de petits points brillants suspendus à quelques mètres de la plateforme qu’il avait actionnée pour s’amarrer à la base d’atterrissage.

Ah, des robots-maintenance : un bon détoxifiage. Il était temps !

Dès que le vide fut comblé, les robots-maintenance se lancèrent sur sa carapace, avides de la nettoyer et de la réparer. L’intelligence artificielle qui les régissait les nantissait d’un éventail d’émotions simples : ils étaient fiers de pouvoir servir Jog.

Abattu, Jog, quant à lui, essaya de se concentrer sur l’amarrage, de découvrir un iota de bonne volonté au fond de lui.

Acteur principal des Implantations, je suis indispensable à l’expansion de toute vie ; or, je méprise aussi intensément qu’au premier jour l’aboutissement final, invariable, de toutes ces mêmes requêtes-service. Mon existence équivaut à une condamnation à perpétuité.

Tiré de ses rêveries maussades par l’ouverture soudaine de la porte de la base, il nota distraitement l’apparition d’un nuage de vapeur dû à la dépressurisation. De ce semblant de brume, un tout petit paquet se matérialisa lentement. Il vacilla maladroitement quelques secondes, avant d’être escorté avec compétence par les robots-maintenance jusqu’à une ouverture latérale, dont Jog venait d’activer le sas d’entrée.

Et voilà notre stagiaire. Tout enveloppé dans son scaphandre. On dirait un petit tube de rien.

Jog s’empressa de lancer une série de fonctions imbriquées dans sa carapace, de façon à pouvoir recevoir le nouveau venu. Il installa le Pied d’Estal, l’instrument nécessaire à leur communication, à une extrémité de la capsule.

C’est peut-être bien ma chance d’obtenir un peu de répit, finalement… Je dois essayer de faire bonne impression.

Il sentit le ‘petit tube de rien’ refermer le sas de la porte latérale.

Ramassage réussi.

 

Il attendit quelques minutes de plus pour laisser les robots-maintenance finir leur besogne, puis il détacha l’amarre.