Vendredi 12

 

Qu’est-ce qui m’a pris de fêter mon départ le jour avant de finir ?? La journée d’aujourd’hui va être vraiment très, très difficile… Pourtant, il faut que j’y arrive. Au moins, je ne suis pas en retard ; une fois n’est pas coutume ! Plus que quelques heures… Allez Alice, tu peux le faire !

Elle sort de l’ascenseur, inspire profondément et marque une pause, la main sur la poignée. Réajustant une mèche rebelle de ses longs cheveux noirs, elle expire, lentement, avant d’ouvrir en grand la porte de l’open space trop éclairé. Elle y travaille tous les jours, depuis trois ans.

Vendredi 12… Mon dernier jour au bureau.

Ses yeux s’écarquillent involontairement : les box de formica agencés en carrés concentriques, les tableaux de conférence et les plantes en plastique… La vision pourtant familière la submerge. Alors, seulement, elle perçoit le son : les cliquetis rythmés des doigts sur les claviers retentissent de plus en plus fort, jusqu’à former une symphonie cauchemardesque qui martèle douloureusement son crâne.

Ses jambes s’immobilisent et elle reste plantée là un instant, interdite, avant de tourner les talons. Son geste est instinctif et elle s’étonne d’en avoir eu le courage ; elle s’engouffre sans temps d’arrêt dans un petit couloir adjacent à la porte. La lumière moins vive lui fait du bien et son cœur ralentit un peu sa course affolée. Elle essaie de se reprendre, tout en avançant lentement dans l’espace exigu.

Alice : respire… Calme-toi.

Le corridor s’ouvre sur la cuisinette de l’étage. Elle avance tout droit, en automate, droit sur la grande machine à café qui trône dans la petite pièce ronde. Elle y glisse de la monnaie et carillonne expertement son choix, sur les grandes touches agrémentées d’images descriptives. Une série de bruits mécaniques se fait entendre, puis, enfin, un ‘clac’ décisif : la machine a rempli sa mission ; le café est prêt.

Alice tend une main incertaine vers le breuvage chaud. Ses doigts enveloppent le petit gobelet en plastique, prisonnier du distributeur ; son bras tire pour le ramener vers elle. Mais – la tasse reste stationnaire dans les airs.

La machine à café a disparu… ?!

La surprise la tétanise un instant ; cependant, elle n’a pas peur :

…Encore un coup de mes pauvres neurones fatigués.

Elle se force à fermer les yeux et respire longuement le parfum du café chaud, qu’elle a ramené à son visage, avant de les rouvrir.

La machine à café n’est toujours pas là. Interloquée, elle fait un tour sur elle-même : tout a disparu.

Autour d’elle, le vert tendre d’un champ s’étend à perte de vue. Le Soleil matinal lui chauffe la peau et l’air est empli d’une agréable brise printanière. Des chants d’oiseaux, lointains, parviennent à ses oreilles.

Qu’est-ce que c’est que ce… ?

Pendant plusieurs minutes, qui lui paraissent interminables, elle reste complètement immobile, abasourdie. Puis, lentement, elle se prête à la seule action qui a encore un sens : elle boit son café à petites gorgées. Il est bon et chaud ;

Un café complètement normal.

Sa boisson préférée éveille un peu ses sens et elle avance de quelques pas. L’herbe est souple et rebondit gaiement sous ses chaussures de ville ; elle se surprend à vouloir les enlever pour marcher pieds nus.

Une fois son café terminé, plus rien ne la retient à sa réalité d’une minute avant : le surréalisme de sa situation inonde ses facultés.  Les questions qui l’assaillent sont trop nombreuses et son esprit fatigué se rattache machinalement à un problème tangible : où jeter son gobelet vide ? Par principe écologique, elle se refuse à profaner le mystérieux pré sans fin. Elle l’écrase dans sa main avant de le fourrer dans sa poche.

Ce geste vif la sort de l’état contemplatif où elle était suspendue. Elle secoue la tête, cligne des yeux, s’ébroue… Incertaine de quoi faire d’autre, elle part d’une marche hésitante, au hasard.

La ribambelle interminable de ses interrogations reprend de plus belles, occupant toutes ses pensées ; elle ne remarque pas l’ombre étrange qui s’approche peu à peu, jusqu’à la survoler directement.

Soudain, elle se sent happée par les épaules, sa stupeur telle qu’elle n’a pas le temps d’avoir peur. Elle est hissée dans les airs,

Qu’est-ce que ? Deux… bras ? Deux bras musclés m’ont attrapée… !  

La voix tonitruante qui s’exclame au-dessus d’elle achève de l’ébahir :

– Je te tiens !

 

Alice n’est pas bien épaisse, mais, visiblement, son poids représente un encombrement conséquent pour son ravisseur : il souffle et pouffe et dégringole dangereusement, navigant dans les airs n’importe comment, à tel point qu’elle finit par s’accrocher d’elle-même aux avant-bras trapus qui la retiennent, pour ne pas tomber dans le vide. Ainsi calée, elle se détend un tout petit peu ; son regard s’attarde sur un point qui se rapproche.

Un village ?

A l’horizon, des sortes de huttes rondes, dont les toits en tuiles de bois sombre sont soutenus par des rondins verticaux, se précisent peu à peu.

La ‘chose volante’ commence une descente maladroite. La force qui la maintenait suspendue l’abandonne abruptement et son kidnappeur et elle chutent ensemble, roulant au sol en catastrophe, entre les habitations. La bouche pleine de poussière, les cheveux en bataille, Alice a mal partout et peine à se relever. Elle reconnaît la voix forte qui s’écrie à nouveau :

– Regardez ce que j’ai trouvé ! C’est l’Aïael ! Vite, allez chercher Algor ! Vite, avant que l’Aïael ne disparaisse !

 

La foule se resserre et une main inattendue se tend vers elle pour l’aider ; elle l’attrape avec reconnaissance. Ses genoux écorchés lui font mal et elle a maintenant très peur ; le geste amical, loin de la rassurer, la pousse au comble de l’incompréhension.

 Qui sont ces gens ? Que me veulent-ils ? Mais bon sang, où suis-je ??

Tout autour d’elle, un cercle de villageois l’observe. Le mot ‘villageois’ lui est venu à l’esprit en référence à des gravures anciennes de villages médiévaux : les enfants sont nus, les hommes et les femmes portent des frusques d’un autre âge. Ils sont tous – absolument tous – blonds. La plupart des hommes sont couverts de poils : entre leurs cheveux longs, leurs barbes et leurs moustaches, on voit à peine leurs visages. Ces buissons de crin abondant sont néanmoins soignés : les barbes sont tressées, les moustaches peignées, les cheveux attachés en sections, comme des fagotins de paille.

On dirait… Des Vikings ?!

L’attroupement se desserre pour laisser passer quelqu’un ; un homme très, très grand. Comme les autres, il ne porte qu’un pantalon bouffant, mais le sien est retenu à la taille par une ceinture d’anneaux de métal au lieu d’une simple corde. Il se distingue aussi par sa coiffe : un casque métallique orné de motifs guerriers.

Arrivé à son niveau, il se baisse et plonge ses yeux d’acier dans les siens en s’écriant :

– Par la Déesse Mère, c’est vraiment l’Aïael ! Préparez-vous à attaquer ! Nous allons terrasser les Rouges !

 

La foule s’égrène à toute vitesse. Ebahie, Alice assiste à l’envol de plusieurs individus : ils prennent leur élan sur quelques mètres, bondissent en agitant leurs grands bras et partent à planer dans les airs. Il ne reste bientôt plus que trois grands gaillards et Algor, qui escortent vigoureusement Alice à l’une des habitations. Enfermée à l’intérieur, Alice se met à pleurer. La situation sans queue ni tête qu’elle est en train de vivre est bien trop réelle pour être un rêve, alors, comment appréhender un tel retournement ?

Un léger bruissement la sort de son apitoiement : des petits pieds foulent la paille au sol, tout près d’où elle se trouve. Elle se tourne vivement et entr’aperçoit une silhouette ; l’ombre d’un enfant, visible dans les interstices, entre les planches inégales qui composent la paroi de la hutte.

Le gamin est aussi curieux qu’elle : ils s’observent par les fissures silencieusement quelques secondes, tous les deux déconcertés. Alice brise le silence :

– Pourquoi suis-je enfermée ici ?

 

Le petit fait un bond en arrière, puis revient doucement à son poste, avant de murmurer :

– Tu es l’Aïael… Evidemment qu’on ne va pas te laisser partir !

– C’est quoi, l’Aïael ? Où suis-je ?

– Ben, t’es chez les Jaunes, pardi ! L’Aïael, c’est toi ; tu es La Différente, tu portes bonheur ! Tu vas nous aider contre les Rouges, hein, l’Aïael ?

– Comment ça ‘la différente’ ? Qui c’est, ‘les Rouges’ ?

 

Le petit garçon fronce les sourcils dans une expression indécise ; il a l’air déçu de l’ignorance d’Alice. Il lui tire la langue avant de partir en courant, au moment où de nouvelles ombres apparaissent derrière le mur de bois mal agencé : Algor et ses guerriers sont revenus.

Alice recule piteusement mais se retrouve vite dos au mur ; il n’y a pas d’issue. Face à sa panique, Algor part d’un grand rire :

– Alors, l’Aïael, on te fait peur ? C’est toi qui va faire peur aux Rouges ! Quelle veine de t’avoir trouvée en premier ! Comment t’appelles-tu ?

 

Au moment où Algor lui demande son nom, Alice, stupéfiée, assimile enfin qu’ils parlent la même langue, même si les ‘Vikings’ ont un drôle d’accent. Elle leur répond « Alice » d’une toute petite voix, les yeux rivés au sol. Algor descend son visage à son niveau et lui adresse un large sourire, rempli de grandes dents blanches :

– Ah’lyss ? C’est bien trouvé, pour un petit moineau comme toi ! Comme tu ne peux pas voler, je vais t’emmener en vol-faucon jusqu’au front, ce sera plus rapide. Ensuite, je te déposerai, bien en vue, devant les Rouges : il faut qu’ils voient clairement ta belle tignasse de ténèbres ! Ils vont être terrifiés !

 

S’adressant aux autres, il ajoute :

– Vous, vous resterez près d’elle, au sol, à tous les instants. Il ne faudrait pas que les Rouges nous volent notre Aïael !! Dites aux autres que nous attaquerons en vol-chouette dès notre arrivée sur la ligne de front. Accompagnés d’Ah’lyss, notre diversion les déstabilisera tellement, que nous passerons au travers de leurs défenses comme dans du beurre.

 

Vol-faucon ? Vol-chouette ? Comme si ‘vol’ tout court n’était déjà pas assez incongru…

Algor ne perd pas de temps : à peine sa phrase terminée, il attrape les épaules d’Alice et bondit dans les airs. La force de sa poussée les élève directement de quelques mètres. De là, il se laisse porter par le vent comme un planeur.

Clairement, il maîtrise son vol beaucoup mieux que son transporteur précédent ; Alice se sent presque en sécurité. De leur position, à seulement quelques mètres du sol, ils frôlent les arbres et glissent agilement entre les toits des constructions, avant de prendre une grande accélération en ligne droite, une fois revenus au-dessus du grand pré qui semble sans fin.

Le reste des guerriers, les ‘Jaunes’, les encadrent à gauche et à droite. Ils se sont parés pour la bataille : peintures et ornements brillent somptueusement. Alice se surprend à les trouver étrangement beaux.

Glorieux et impressionnants, comme une improbable volée de faucons géants.

Soudain, un point apparaît sur l’horizon. L’instant lui rappelle tellement son arrivée au village des Jaunes qu’Alice a l’impression qu’ils sont revenus en arrière. Mais, non : il s’agit bien d’un autre bourg. Comme Algor l’espérait, ses habitants sont pris par surprise : femmes et enfants courent dans tous les sens pour prendre abris dans les constructions, qui sont troublantes de similitude avec celles des Jaunes. Les guerriers Rouges lèvent le poing au ciel vers leur ennemi, en lançant leurs cris de bataille.

Après avoir fait un cercle complet au-dessus du petit hameau, Algor et ses combattants viennent se poser à une vingtaine de mètres de l’orée du village. Plantés là dans tout leur panache guerrier, ils attendent, provocateurs. Alice a l’impression de voir des étudiants, satisfaits d’avoir monté une blague particulièrement astucieuse, attendre anxieusement de voir leur victime tomber dans le panneau.

La guerre la répugne, pourtant, aujourd’hui, elle ne ressent pas son aversion habituelle. Elle est curieuse de voir la suite.

Les ‘Rouges’ ne les font pas attendre. Ils arrivent en masse, superbes dans leur outrage, avançant comme un seul homme jusqu’à se planter en face des Jaunes ; seuls quelques mètres les séparent.

Comme Algor l’a exigé avant leur départ, Alice est gardée de près : encadrée de trois grands Jaunes, elle doit se pencher et tordre son cou pour arriver à voir la scène, de derrière la hanche de l’un d’entre eux. Les chevelures, barbes et moustaches rouges et oranges des ‘ennemis’ scintillent au Soleil comme des flammes et un éclair de réalisation la cloue sur place.

Ils sont tous roux ! ‘Les Rouges’ contre ‘les Jaunes’… C’est la guerre des roux contre les blonds !

Quelques secondes lui suffisent pour compléter sa pensée :

Et moi… Avec mes cheveux et mes yeux noir de jais… Je suis ‘La Différente’. Bon sang, je suis pour eux une anomalie porte-bonheur !

Son raisonnement est coupé court par des dizaines de cris aux consonantes inhumaines, qui retentissent dans les deux camps : le début de l’affrontement a sonné ; les Vikings se jettent les uns contre les autres.

Il ne reste plus autour d’elle que les trois molosses, sa garde personnelle. Ils se sont écartés pour l’exhiber aux Rouges et plus rien n’obstrue sa vue : elle ne perd pas une miette de la première vague d’attaque. Cette échauffourée n’a rien à voir avec ce à quoi elle s’attendait ; elle est stupéfiante.  Alice reste bouche bée quelques instants, son cerveau incapable de traiter les images qu’il reçoit.

Les Vikings blonds et roux se sont distribués systématiquement l’un en face l’autre. Ils bombent le torse et se regardent en grimaçant un moment, puis s’élancent à l’unisson dans un saut vertical, pédalant énergiquement dans le vide jusqu’à arriver à quelques mètres de haut, pour retomber les poings en avant et marteler leur adversaire. Elle est soulagée de voir qu’ils n’ont pas d’autres armes que leurs bras massifs.

Remarque, l’un de leurs bras pourrait être deux de mes cuisses…

Fascinée, elle regarde leur drôle de danse guerrière, incapable d’en détourner son regard. Les grands coups de pieds effrénés qu’ils donnent dans le vide pour prendre de la hauteur, tout en restant sur place, ont quelque chose de terriblement comique, malgré la contenance franchement effrayante des Vikings. On dirait…

On dirait le vol nuptial d’un oiseau bizarre… On dirait des chouettes !

Son discernement lui amène un sourire :

Mais bien sûr ! Le vol-faucon et le vol-chouette… Le vol-faucon, c’est pour couvrir les distances. Le vol-chouette, c’est pour se taper dessus ! Oh, ils sont poilants, ces Vikings !

Son amusement est vite interrompu par ses trois gardiens, qui lui tournent subitement le dos pour faire face au danger. Ils se rapprochent d’elle en formation d’étoile, les poings serrés et les jambes fléchies : l’ennemi les a encerclés. Alice ressent pleinement leur force énorme alors qu’ils se préparent à attaquer. Elle pâlit ; ses jambes faiblissent.

– Ils t’ont repérée, l’Aïael… Attention, reste à l’abri derrière nous !

 

Dans un grand hurlement sauvage, trois Rouges tombent littéralement à pic sur les trois Jaunes qui veillent sur elle. Une pluie de coups s’abat sur ses gardiens, dont la clameur en retour lui glace les sangs. C’est leur tour de s’élever à grands coups de ruades ; ils retombent comme des massues sur l’ennemi. Dans le chaos de la bataille, Alice se retrouve poussée hors du cercle ; elle tombe à la renverse et rampe loin du combat.

Arrivée à la sécurité relative du grand pré, un peu plus détendue, elle s’assoit dans l’herbe pour regarder la bataille, qui bat son comble.

Quelle vision… Les Jaunes et les Rouges sont bien assortis – ils montrent la même force, la même rage guerrière et la même technique de combat… On dirait la bagarre de deux frères jumeaux, répétée à l’infini. Comment pourrait-il y avoir un gagnant ? Depuis combien de temps cette rivalité extravagante existe-t-elle entre eux ?

Le combat se poursuit longtemps. Le Soleil baisse sur l’horizon, mais les Vikings ne donnent pas signe de fatigue. Personne ne fait attention à elle et elle pense à s’enfuir, mais laisse rapidement tomber l’idée.

…Fuir, pour aller où ?

Désorientée, elle reste plantée là, à regarder ces êtres atemporels tester leur force.

Continueront-ils à se battre après la tombée de la nuit ?

Sa question silencieuse reçoit une réponse assourdissante : Algor a assommé le chef des Rouges, les cris de victoire des Jaunes font trembler la plaine. La bataille est finie.

Curieusement, il n’y a pas de rancœur : les Vikings des deux camps se donnent l’accolade, rigolards, avant de repartir chacun de leur côté.

Le chef des Jaunes et son escorte arrivent devant Alice, essoufflés, couverts de sueur et de poussière, meurtris par les coups, mais arborant tous un large sourire :

– Merci, l’Aïael ! C’était un beau combat. Grâce à toi, nous avons gagné ! Je suis heureux de voir qu’en plus, cette fois-ci, tu n’as pas disparu avant la fin. C’est gentil d’être restée !

Ces mots transportent Alice, qui reste un moment silencieuse à réfléchir.

– Tu veux dire que… J’aurais pu partir ? Dis-moi, Algor, vous le trouvez souvent, l’Aïael ?

– Ben, en voilà une question, Ah’lyss ! Parfois, nous le trouvons ; et parfois, ce sont les Rouges qui le trouvent ! Ensuite, nous nous battons et c’est ceux qui ont l’Aïael avec eux qui gagnent.

– Tu parles comme si vous ne faisiez que ça… Que se passe-t-il dans le reste du monde ? Que font les autres tribus ?

– Le reste du monde ? De quoi parles-tu ? Il n’y a que nous ici, les Jaunes et les Rouges. Et oui, nos deux camps guettent pour trouver l’Aïael en premier, pour gagner la bataille. Ensuite, on festoie, puis on recommence ! C’est là l’ordre des choses.

– Et… il y a beaucoup d’Aïaels ?

– Je ne saurais pas te dire précisément, mais oui, un Aïael passe presque tous les jours. La vie serait bien triste autrement, tu ne penses pas ?

– Mais alors… Pourquoi suis-je encore là ?

– Ah ça, je ne sais pas, Ah’lyss. Peut-être que tu vas rester et qu’on a déjà notre Aïael pour demain ! Ce serait un sacré bonus ! Maintenant, rentrons, il est temps de donner la bonne nouvelle aux femmes, qu’elles nous préparent un festin !

 

Le grand Algor prend son envol et attrape Alice au dernier moment, calant sa petite taille dans le creux de son coude. Les Jaunes le suivent, certains, un peu amochés, voletant maladroitement.

Au village, les Vikings s’affairent aux préparatifs pour la soirée ; le Soleil s’est couché, il y a beaucoup à faire pour célébrer dignement la victoire. Alice reste seule, désemparée.

Pourquoi est-ce que je ne suis pas repartie, moi ?

Elle enfonce distraitement ses mains dans le poches et –

Ah, tiens ! Le gobelet de la machine à café…

Elle sourit en repensant à son bureau, à la hantise qu’elle ressentait ce matin à l’idée d’affronter son dernier jour, maintenant lointaine comme un mauvais rêve. Pensivement, elle tire sur les bords enfoncés du petit gobelet en plastique pour le remettre en place.

Un Vendredi 12, parfaitement inoffensif… Un pauvre bureau tout ce qu’il y a de plus commun. Qu’est-ce que j’aimerai y retourner !

Le gobelet émet un petit ‘clac’ en reprenant sa forme originale. Elle est contente du résultat et, satisfaite, relève la tête pour voir où les Vikings en sont dans leurs préparatifs. Mais quelque chose ne va pas : tout est sombre, il n’y a plus un bruit.

Son affolement croît plus vite qu’elle ne le voudrait : elle se lève d’un bond et commence à tâtonner autour d’elle. Son mouvement déclenche le capteur qui met en route le minuteur de la lumière de la cuisinette. Le néon grésille en éclairant la pièce, mise à nu par la lumière trop vive.

Au même moment, Anton fait irruption dans les lieux. Son grand collègue hollandais s’arrête net en la voyant, debout, comme pétrifiée devant la machine à café. Son accent retentit haut et fort dans la petite pièce silencieuse :

– Ah’lyss ! Comment vas-tu ? Tu es blanche comme un linge… Allez, dépêche-toi, tu vas être en retard pour la réunion d’équipe ! C’est ta dernière, non ? Je suis sûr que tu ne veux pas en manquer une miette…

 

Il lui adresse un clin d’œil complice en attrapant un gobelet de café. Sa barbe et ses longs cheveux blonds rassemblés en queue de cheval semblent presque blancs, sous l’éclairage clinique du tube luminescent.