Premier Chapitre

chapitre-1-cosmogonie

L’esprit du voyage

 

Londres, 9 Décembre

 

Un autre aéroport. Une autre attente dans un couloir de débarquement, fabriqué en papier mâché, trop étroit pour laisser circuler plus d’une personne : embouteillage ; étranglement. L’air blasé, Mélodie prend sa place dans la queue.

A l’atterrissage de ce vol transatlantique 3160 en provenance de Vancouver, la foule s’est machinalement distribuée en deux tribus : les voyageurs seuls et les autres. Elle fait partie de la première catégorie.

Le grand troupeau qui ne beugle pas descend, un par un. Isolée dans sa bulle de musique privée, Mélodie observe les petits groupes, en effervescence à l’arrivée.

Elle est fatiguée, le corps en pièces, la tête à la fois vide et encombrée – mais soulagée.

…Londres. Retour à la case départ.

Sous l’effet grisant de son changement de destination de dernière minute, elle n’a pas dormi un instant durant ces dix heures de vol. Elle s’est plongée avec bonheur dans l’univers réduit de l’avion, buvant les mini-bouteilles de vin, dévorant les mini-snacks, hypnotisée par le mini-écran fixé au dos du siège devant elle.

Engourdie par la fatigue, embrumée par l’alcool, elle ressasse ses derniers jours à Vancouver.

Tout s’était pourtant si bien passé… Ma toute première expo multimédia, un vrai succès ! J’étais tellement contente ! Jusqu’à ce que cette inconnue, cette vieille hippie désaxée, vienne me mettre la honte devant tout le monde…

Je n’arrive pas encore à croire que cela m’ait retournée au point de changer mon vol de retour pour venir ici, à Londres, au lieu de rentrer chez moi, à Amsterdam. Encore une décision prise sur coup de tête… Certainement pas la dernière.   

Cette pensée fait danser un sourire léger sur ses lèvres, pendant que son corps avance en pilote automatique. Entravée dans sa progression par le rythme lent et balourd de la foule des passagers, elle se traîne vers la sortie, remorquant avec difficulté ses bagages derrière elle. Trois sacs à roulettes et son sac à main en bandoulière : elle est encombrée au maximum.

Oh la la… VITE, UNE CIGARETTE !

Elle ne remarque pas les regards qui se posent clandestinement sur elle, ces yeux qui la convoitent ou qui l’envient à la sauvette. Ses cheveux caramel hirsutes et son visage fatigué sans trace de maquillage n’arrivent pas à entraver sa beauté naturelle. Sa tenue de voyage, un vieux jean sale et une veste polaire trop grande pour elle, ne cachent pas assez bien l’équilibre troublant de son corps svelte. Sauvageonne, indisciplinée ; une reine sans royaume.

Elle dépense une quantité colossale de calories dans ce processus de sortie, mais parvient à arriver à l’extérieur de l’aéroport avant les autres. A peine dehors, elle s’assoit lourdement sur la bordure métallique d’un casier à chariots.

Ses bagages s’écrasent au hasard autour d’elle sans qu’elle n’y prenne garde : son attention est absorbée toute entière à extraire un paquet de son carton de cigarettes ‘duty-free’ tout neuf. Sa cigarette enfin allumée, elle exhale voluptueusement plusieurs nuages de fumée bleue, satisfaite. Malheureusement, cet instant de répit est vite troublé par une sale petite voix dans sa tête ; une petite voix qu’elle connaît bien.

Tu es revenue à Londres, pour chercher à savoir, pas vrai ? Mais tu n’auras jamais le courage … Comme d’habitude, tu t’es donnée les moyens d’agir, mais tu ne vas rien en faire.

Elle regarde au loin, laissant jacasser la voix malvenue : elle sait qu’elle finira par se taire, si elle l’ignore complètement. Quelques cigarettes plus tard, sa voix rauque retrouvée, elle se relève en toussotant, direction le bureau d’information de l’aéroport d’Heathrow.

Il n’est même pas encore neuf heures ; je vais attendre jusqu’à midi avant de tenter un appel. Pourvu que les potes soient là !

Son portable est déchargé depuis presque deux jours. Elle localise une prise à l’intérieur, branche son téléphone, puis s’écroule contre le mur adjacent les yeux fermés.

Il n’y a pas le feu au lac.

***

A midi tapant, sa contenance passe de léthargie à frénétisme en un quart de seconde. Un grand sourire s’affiche sur son visage à la pensée de parler à son vieil ami de fac, Patrick ; mais son portable émet un son désapprobateur et lui transmet une messagerie vocale. Elle tente Pete, puis Oliver, puis Alex… Sans succès.

Pouffant de frustration, elle se décide à appeler sa meilleure amie à Amsterdam : Marie.

J’essayerai les autres à nouveau après. Marie, elle, doit être au boulot : je sais qu’elle répondra.

Et elle n’est pas déçue. Après juste trois sonneries, Marie décroche et lui lance, d’une voix lasse vaguement agressive :

  • Yeah, Marie speaking. Who is this ?[1]
  • Coucou ! C’est Mélodie !

En quelques phrases très colorées, Mélodie raconte sa dernière aventure canadienne et son arrivée impromptue à Londres. Les deux amies s’esclaffent ensemble bruyamment quand tout à coup, Mélodie prend un ton sérieux et lui raconte… l’incident.

  • Alors voilà. Ma démonstration venait de s’achever et je commençais la session questions-réponses. Il y avait une de ces foules autour de l’installation, j’étais si contente ! Et là, une femme s’est approchée. Elle venait du stand d’à côté, intitulé ‘canalisation de l’énergie humaine’ : un montage avec un écran géant et des boîtiers-senseurs. Leur programme déchiffre soi-disant l’énergie des gens captée par les senseurs et décode leur essence immatérielle, qui est alors affichée sur l’écran. On y voyait des formes mouvantes en couleurs. C’était sûrement un simple programme de fractales ; une arnaque de hippie quoi.
  • Voir les âmes des gens ? C’est du grand n’importe quoi !
  • …Elle m’a présenté son petit boîtier et m’a demandé d’essayer son joujou. Evidemment, je savais que c’était du pipeau, mais bon, tu me connais : c’était ma première expo et j’ai voulu faire bonne impression dans la collective. Du coup je lui ai souri et j’ai mis la main dedans.
  • Et…?
  • …L’écran a été court-circuité. Une grande explosion de sons et de lumières a éclaté et leur montage a sauté. Quant à la fille, elle est partie en courant, en hurlant : « Vous n’êtes pas humaine !! ». Les gens qui étaient venus poser des questions sur mon installation étaient consternés. Ça a été

Marie s’insurge, déballant en moins d’une minute un nombre impressionnant d’insultes à l’attention de l’inconnue. Mélodie la laisse épancher son outrage, puis interrompt doucement le flot de grossièretés.

  • Oui… Enfin, je suis contente d’avoir pu t’en parler. Ça m’enlève un poids.
  • Ma puce, ne te laisse pas influencer par ces débiles : clairement, c’est eux qui ont des problèmes, et des gros ! Enfin… Parlons d’autre chose. Tu es libre pour Nouvel An ?
  • Je viens de rentrer, je n’ai encore rien de prévu. Toi, tu fais quoi ?
  • Je pars en vacances en Indonésie ! Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? J’ai déjà réservé un logement de rêve à Bali, tu n’as que le vol à payer ! Ce serait trop fort !!!

Mélodie ferme les yeux et sourit : « Marie est complètement folle, mais qu’est-ce que je l’aime ! ». Elle imagine le visage plein d’anticipation de son amie à l’autre bout du fil.

  • Je ne sais pas, je vais voir combien il me reste sur le compte. Bali, c’est pas cher, c’est peut-être jouable… Je te dirai le plus vite possible. Mais tout d’abord, je dois trouver un endroit où crécher ce soir.
  • T’inquiète pas, tu connais toute la ville ! Tiens, tu savais qu’Angelo a un nouveau squat ? Appelle-le !

Elles se disent au revoir et Mélodie raccroche, rigolarde. Cet épanchement lui a vraiment fait du bien. Elle tapote un nouveau numéro sur son portable, maintenant chaud et moite. L’appel s’avère fructueux :

  • Angelo ? Hello baby, it’s Mélodie !

En moins de trois minutes de conversation, Mélodie a réglé son problème d’hébergement pour les quelques jours à venir. Elle finit de gribouiller une adresse n’importe comment sur son petit carnet de voyage et se lève, radieuse : direction le Tube, le métro londonien.

La route jusqu’à Brixton, terminus Sud, sera longue. Il lui tarde d’arriver, mais elle ne s’inquiète pas outre-mesure des contrariétés à venir : l’aventure reprend.

C’est tout ce qu’elle voulait.

 

 

[1] Oui, Marie à l’appareil. Qui c’est ?

 

 

Le serment

 

…2010.

Les changements qui avaient timidement commencé à pointer leur nez au début du millénaire se sont affirmés, la métamorphose est complète. La gamine turbulente s’est épanouie en une jeune technicienne qui s’est émancipée : je travaille à mon compte. Je réussis un parcours professionnel périlleux d’habitude réservé aux hommes. Une chose n’a néanmoins pas changé : je chéris toujours ma liberté plus que tout. Et c’est peut-être ce manque d’intérêt pour ma carrière qui l’a mise à ma portée : sans la peur de l’échec, tout est tellement plus facile…

 

easter island

Fidèle à mes passions, je quitte mon contrat chez un gros client pour pouvoir me libérer plusieurs mois d’affilée. La prochaine éclipse totale du Soleil sera sur l’île de Pâques, à 2000km de Santiago, sur la côte Chilienne. Un caillou isolé de 14km de long, perdu au milieu du Pacifique.

De l’autre côté de la planète… J’ai besoin de temps pour m’y rendre.

Une fois encore, mon entourage se désespère, et pour cause : je plaque un job bien payé, que j’aime, et qui de surcroît est situé tout près de chez moi. Pour presque tout le monde, cela n’a pas de sens !

 

eclipse

Je ne suis pourtant ni folle, ni stupide. Je sais bien que je prends des risques avec ma vie. Mais je n’ai pas le choix : je dois me rendre au bout du monde pour assister une fois de plus à la manifestation transcendante de l’alignement des planètes qui nous entourent. L’astre que j’ai baptisé ‘la Mère’, depuis que Cosmogonies s’est installée dans mon esprit, est sur le point de nous jouer sa plus belle farce : cacher son visage à notre vue, nous laissant entr’apercevoir, pendant quelques minutes, l’autre visage de notre monde, ce monde que l’on considère si facilement comme un acquis. Je ne raterais cet instant pour rien au monde.

Mon voyage commence fin mai. Je ne serais de retour à Amsterdam qu’en Septembre.

Évidemment, je me fais un peu de souci, à partir toute seule aussi loin, aussi longtemps, avec presque rien sur moi… et surtout, je m’inquiète un peu du retour. Et si je ne retrouvais pas de travail ? Comment payerais-je mon prêt immobilier ? Que penseront mes parents, mes amis, ma famille…?

Mais quelque chose de magique se passe alors. La guerrière en moi, celle qui m’a causé bien des migraines par ses révoltes perpétuelles, mais celle aussi à qui je dois mon succès professionnel, prend tout à coup le dessus sur ma conscience bien pensante qui-me-veut-pourtant-du-bien. Écrasante, majestueuse, intransigeante, la guerrière,  par la simple force de son arrivée silencieuse, fait taire tous mes doutes, toutes mes peurs, d’un coup. Décourageant d’avance toute repartie, elle tonne dans mon esprit : « fais confiance à ton intuition… comment veux-tu rencontrer ton destin, si tu ne fais toujours que ce que TU penses être approprié ? l’Univers est tellement, tellement plus grand que toi… »

Je me rappelle de cet instant  très précisément. J’étais assise devant la porte d’embarquement pour le premier vol de mon périple. Cette réalisation fulgurante me traversa de fond en comble, la réalisation que j’étais bel et bien en train de suivre  une impulsion qui m’arrivait directement des tripes. Je ne pouvais pas la nier. Et cet appel ne pouvait pas me tromper : ce voyage était à la fois inévitable et extrêmement important.

La sensation de liberté qui m’inonda immédiatement après la formulation de cette pensée est indescriptible – seuls ceux qui l’ont déjà ressentie la reconnaîtrons dans ces lignes. La matérialisation indubitable de la logique de l’univers m’apporta subitement la paix, même si elle me dépassait complètement – une paix couplée d’un enthousiasme à couper le souffle. J’avançais vers ma destinée, vers là où je me sentais appelée si fort. Tout était possible. Tout ce qui devait m’arriver, m’arriverait.

Et je tapais en plein dans le mille.

 

Akahanga

La voyageuse chevronnée que j’étais fut la proie des typhons dans l’abri grotesque de sa petite tente en plastique, rapidement déchiquetée. Les coulées de boue dues aux inondations ravagèrent  les petites constructions brinquebalantes qui  avaient été montées pour un festival prévu pour l’éclipse, qui n’eut jamais lieu.

Mais je n’étais pas seule. Moins d’une cinquantaine d’acharnés venant des quatre coins du monde, comme moi, avaient tout plaqué pour vivre cet évènement : nous formions une drôle de famille universelle, souriants face à la grandeur de l’astre en motion.  Un peu à l’écart de la sécurité relative du petit village d’Hanga Roa, une agglomération de moins de 2000 habitants et la seule ville à proprement parler de l’Ile de Pâques, nous étions prêts.

 

The fifteen2

C’est là, sur la colline verdoyante du vieux volcan éteint, que j’ai rencontré celui qui est devenu mon mari. Lui aussi, il avait dû voyager des dizaines de milliers de kilomètres pour arriver à ce bout du monde – bien qu’il fut originaire d’un continent bien lointain du mien.

Ensemble, nous fûmes témoins de l’absolu : le matin de l’éclipse, le ciel en colère s’ouvrit sur un grand ciel bleu. Les Moais, ces statues de pierre énigmatiques gigantesque qui parsèment l’île, semblèrent enfin se réjouir, abandonnant leurs airs sévères. Leurs visages immenses aux yeux crevés  affichèrent alors leur air serein d’origine.

 

Rapa nui 7 back

Nous savions tous que cette paix complétement atypique annonçait la disparition imminente de notre Soleil. Dans ce moment de calme anormal, je sus que j’avais eu raison d’écouter mon intuition. Je me trouvais à l’endroit exact où j’étais sensée être : mon âme chantait d’enfin pouvoir occuper tout l’espace.  Radieuse dans cette nuit passagère, je prêtais l’oreille dans le silence étrange qui m’entourait. Plus fort que tout, je voulais entendre ce que mon âme avait à me dire. Et son message me parvint, clair comme le chant d’un cristal : je compris ce que j’avais à faire dans cette vie.

Je devais rappeler aux humains qu’ils ont tous une âme – et qu’elle est merveilleuse. Je devais écrire et partager Cosmogonies.

 

Anakena

Alors, saisie une fois encore de la joie pure des enfants, dans l’absence de doute et l’infini des possibilités devant moi, je fis le serment que j’écrirais l’histoire qui me tenait tant à cœur. Je chamboulerais encore et encore toute mon existence s’il le fallait, pourvu que j’arrive à la faire exister. Je me le promis – je le promis à l’Univers.

Je rattrapais enfin ma destinée.

Je n’ai pas été déçue. Quelques mois plus tard, nous partîmes en Australie, où nous avons vécu deux ans. J’ai rapidement quitté mon emploi la-bas pour enfin écrire Cosmogonies ; la première version que je produis étais une trilogie – il me fallut 900 pages pour la coucher sur le papier !

Nous nous fiançâmes au Vietnam et nous nous sommes mariés aux États-Unis, où nous avons vécu un an. C’est là que j’ai réécris Cosmogonies en un seul tome, sur les conseils des critiques littéraires. Le destin m’a alors rappelée en France ; je me suis installée en Provence avec mon mari.

Il était temps de publier mon ouvrage.

 

 

Interview de Jog

 studio

(Un érêtien un peu essoufflé apparaît en gros plan sur les écrans et s’adresse avec  enthousiasme à un public invisible)

 

Quelle joie de pouvoir partager l’interview la plus exceptionnelle de l’histoire *EN DIRECT* avec vous tous ! J’imagine que comme moi, vous êtes tous chamboulés d’émotion : nous sommes sur le point de parler à Jog *EN PERSONNE* !!

Je n’arrive pas encore à croire que Jog ait accepté de répondre à quelques questions, ce miracle doit être dû à la présence d’Alias à son bord : *MERCI ALIAS* d’avoir convaincu l’être le plus important de l’Univers à nous parler enfin !!!

 

(le reporter prend un air conspirateur et continue sur un ton plus calme)

 

Comme vous le savez tous, Jog, seul enfant de la Première Mère Modifiée, est l’acteur principal de l’Implantation et de la Réimplantation de chaque Mère : autant dire que sans Jog, il n’y aurait pas de vie dans l’Univers.

Durant les quelques minutes qu’il nous a accordées, nous allons essayer que mieux comprendre *QUI* est Jog.

 

(l’équipe technique s’affaire à l’arnacher à une grosse machine tout autour de lui)

 

Pendant que nous finissons l’installation de mon équipement de protection, je tiens à remercier toute l’équipe du Bureau Central, qui nous a accordé l’usage de son matériel de pointe pour pouvoir établir la communication avec Jog. Évidemment, la *voix* de Jog est tellement puissante qu’elle m’aurait réduit en lambeaux !

Que va donc pouvoir nous apprendre cet être extraordinaire ??

 

(visiblement, le présentateur reçoit un signal ; il acquiesce et son visage s’éclaire d’un grand sourire)

 

Ah ! On me signale que la communication est établie ! Jog ? Nous entends-tu ?

 

OUI

 

(la machine de protection qui l’entoure se renverse, le reporter se retrouve plaqué au sol. Il s’extrait péniblement des branchements)

 

Excusez-moi, j’étais prévenu, mais malgré ma formation préalable et tout cet équipement, ça surprend quand même…

 

(l’air effaré, il appelle les techniciens pour faire plus de réglages sur la machine dans laquelle il est imbriqué tout entier. Il s’y repositionne, ravale son appréhension et sourit de toutes ses dents)

 

Voilà, ce devrait être mieux, merci les gars !

Alors, Jog : Bonjour ! Nous tous Erêtiens te saluons !

 

… (Jog ne répond pas)

 

(Le reporter attend un tout petit peu trop longtemps la réponse qui ne vient pas ; il reprend plus lentement, un peu embarrassé)

 

Très bien… Nous mourons tous d’en savoir plus sur toi, Jog : pourrais-tu nous parler de ton parcours en tant qu’Implantateur ?

 

… (Jog ne répond pas)

 

OK… Désolé chers Erêtiens, je pense que ma question n’est pas assez précise pour Jog. Je vais essayer autre chose.

Jog, comme tu le sais, aucun d’entre nous ne t’a jamais vu : pourrais-tu nous dire à quoi tu ressembles?

 

JE SUIS FAIT DE LA MATIÈRE DES MÈRES. JE M’ASSEMBLE ET JE ME DÉSASSEMBLE SELON LA FORME DES MÈRES QUE JE TRANSPORTE, DONC JE N’AI PAS DE FORME PROPRE.

QUAND JE VOYAGE SEUL, JE SUIS PLUTÔT OVALE, PAR PRATICITÉ.

 

(l’animateur est visiblement soulagé d’obtenir une réponse, il reprend avec enthousiasme)

 

Ah! Très bien! Très, très bien! Certains t’ont surnommé l’être-planète : est-ce dû à ta taille?

 

JE NE SAIS PAS. COMMENT SAURAIS-JE LE POURQUOI DES ACTIONS DES AUTRES?

 

(un peu décontenancé, le présentateur se reprend vite et continue)

 

Bien sûr… Mais tu es immense, n’est-ce pas?

 

POUR VOUS, OUI. J’AI LA TAILLE D’ÉRÊT.

 

(l’interviewer s’étrangle et continue d’une voix trop haut perchée)

 

Erêtiens, vous entendez ?? La taille d’Erêt, notre planète !! Imaginez-vous un être pareil !!!

Jog, raconte-nous : comment arrives-tu à trouver les Mères que nous te demandons d’Implanter, dans l’immensité de l’Univers?

 

J’ÉCOUTE LA MÈRE QUE VOUS AVEZ CHOISIE.

 

Tu … quoi? Je ne comprends pas. Peux-tu élaborer?

 

JE PARLE LE LANGAGE DES MÈRES. LORSQUE VOUS M’ENVOYEZ UNE REQUÊTE-SERVICE POUR IMPLANTER UNE MÈRE, J’ÉCOUTE L’UNIVERS POUR TROUVER SON CHANT.

QUAND JE L’AI ENTENDU, JE ME METS SUR SA FRÉQUENCE, ET J’Y SUIS.

NOUS SOMMES TOUS PARTIE DU MÊME TOUT.

 

(le reporter roule des yeux écarquillés et trépigne, malgré les branchements qui le maintiennent en place)

 

Le ‘langage des Mères’ !!! Erêtiens, c’est incroyable, vous entendez ça? C’est un véritable scoop, qui aurait cru…!!!

Continuons : comment se passe ton implantation avec Alias? Raconte-nous !

 

VOUS M’AVEZ FOURNI DES PARAMÈTRES RIDICULES. LA MÈRE EST TROP ÉLOIGNÉE DE SON OBJET D’IMPLANTATION. DE PLUS, ELLE EST BEAUCOUP TROP LARGE POUR S’Y INSTALLER HARMONIEUSEMENT.

LE BON SENS AURAIT DICTÉ UN CHOIX DIFFÉRENT.

 

(le présentateur grimace, puis émet un petit rire forcé)

 

Eh bien, ça c’est une réponse franche ! Les ingénieurs du Bureau Central, vous entendez ça ? Il faudra faire mieux la prochaine fois !

Donc, tout ce passe bien avec Alias? Comment va-t-il?

 

JE NE SAIS PAS. TOUS SES SYSTÈMES SONT FONCTIONNELS.

 

(à nouveau, le reporter est clairement déstabilisé, mais il se reprend vite et repart de plus belles)

 

Bon, j’imagine que c’est l’essentiel, n’est-ce pas, chers téléspectateurs? Passons à un autre sujet.

Jog, dis-nous : qu’est-ce que tu aimes ?

 

… (Jog ne répond pas)

 

J’imagine que la question est à nouveau trop vague pour Jog, voyons voir…

 

J’AIME… RIRE.

 

(le reporter se détend visiblement)

 

Ah ! Voilà une belle réponse ! Tu aimes rire ?

 

OUI. ALIAS M’A MONTRÉ LE RIRE. J’AIME. C’EST BIEN.

 

Excellent… ! Tout à fait excellent ! Et dis-nous donc, qu’est-ce que tu n’aimes pas, Jog ?

 

VOUS.

 

(cette fois-ci, le reporter est vraiment désarçonné, il bafouille)

 

…C-c-comment ? Que veux-tu dire ? Je…

 

VOUS, LES ÉRÊTIENS. JE NE VOUS AIME PAS.

 

(le service de sécurité arrive en force et déconnecte l’appareil autour du reporter, malgré ses protestations. L’image est interrompue, puis un texte s’affiche sur tous les écrans)

 

« Veuillez nous excuser pour cette interruption, liée à un problème technique.  Nous reprendrons l’émission dans les plus brefs délais. »

 

 

L’Autre Monde

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…2002 : l’année du Rêve. Les choses ont changé, depuis 1989. Je suis partie à l’étranger grâce à mes études. Diplômée d’une université anglaise, je suis complètement anglicisée, après avoir vécu à Londres puis à Manchester.

On m’appelle astralbanana maintenant, sans majuscule. Devenue cadre dans une grosse boîte de consultance en informatique, je m’installe à Amsterdam. En à peine plus de dix ans, j’ai réussi à visiter tous les continents de la planète, sauf l’Antarctique : on est loin de la petite punk en colère dans son bled du sud de la France.

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La richesse de tout ce que j’ai eu la chance de voir et de ressentir lors de mes escapades autour du monde m’a permis d’adoucir les angles, de calmer ma faim pour la rendre supportable. Mon bonheur s’est accru proportionnellement aux points d’interrogation qui s’effacent dans mon esprit. Moins de doutes, moins de peur, plus de calme – mais je cherche toujours ; insatiable.

Un gros problème m’empêche encore alors de me poser : la fatigue. Complètement insomniaque, je dors peu et mal. Je ne rêve pas.

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Mais voilà, en 2002, ces faits ont miraculeusement changé.
Cette métamorphose lente  se concrétise à travers l’arrivée inattendue d’un rêve, le premier dont je me rappelle depuis l’enfance. Il  me surprend dans les petites heures du matin. Ce n’étaient que quelques images banales sans queue ni tête – néanmoins, il me fait cogiter pendant des jours. Je n’arrive pas à y croire… Ce premier rêve anodin marque le début de ma vraie vie. Il est suivi d’un autre songe, puis d’un autre, et d’un autre. Mes rêveries s’affirment, s’enchaînent jusqu’à devenir des histoires, qui même sans être cohérentes n’en sont pas moins une source d’émerveillement pour moi.

dreamcatcher

Jusqu’au jour où, enfin, je suis emportée pour de bon, embarquée malgré moi vers un imaginaire qui semble plus réel encore que ma vie éveillée. Mon cerveau me fait le plus beau cadeau qui soit : il ramène pour moi des images fugaces que je n’avais jamais réussi à vraiment saisir avant. En rêve, je revis mon drôle de voyage.
Grâce à ce rêve, l’évènement revient dans tous ses détails, dans toute sa splendeur. Au réveil, je passe plusieurs heures à gribouiller tous les éléments de cette aventure extraordinaire, pour ne pas qu’elle s’échappe à nouveau. Il n’y a aucun doute : il s’agit bien du souvenir de cet univers magique et étrange que j’avais visité malgré moi il y a toutes ces années.

Ilia

Ma rencontre avec celle que j’appellerai plus tard Iesel resurgit comme un Phoenix dont l’envol occuperait soudain tout l’espace et la logique fantastique de l’Autre Monde m’apparaît clairement pour la première fois. Le travail sans âge du Peuple-Araignée, les tintements envoûtants de leurs lianes cristallines apaisant les âmes, les cocons palpitants… Tout est clair : cette théorie complètement inédite répond aux énigmes les plus déstabilisantes du genre humain « d’où venons-nous ? », « que se passe-t-il après la mort ? ». Elle est cohérente et irrationnelle à la fois…

Je n’avais pourtant jamais été intéressée par ces notions et je suis encore moins spirituellement illuminée d’une quelconque façon que ce soit. Pourtant, en 2002, je ne peux pas m’empêcher de me demander : se peut-il que cette histoire soit vraie ? Se peut-il que…?

Bien vite, je comprends que cela n’a aucune importance. Cette histoire existe, elle vit de son propre aloi : je ne peux pas l’ignorer. Devrais-je essayer d’en parler autour de moi ? Je ne suis pas encore prête.

Rassurée par cette constatation libératrice, je décide de garder cette  découverte pour moi. Dès lors, je peux m’en rapprocher sans risque. Fascinée par ses possibilités infinies, j’entreprends de lui construire une ‘maison’, une structure, qui lui donnera un début et une fin, qui donnera une chance à ces concepts étranges de s’exprimer, à travers la progression d’une légende.

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Ainsi naquirent les Mères. Ce ne fut pas difficile : il me suffit d’écouter l’écho de l’Autre Monde, pour découvrir la trace de son origine. Cette intuition, doublée de ma passion pour l’astre solaire et les éclipses, que je n’ai cessé de suivre toute ma vie, provoque un amalgame instantané et éloquent. Les Mères, bien sûr !

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Satisfaite de l’ordre cosmique sublime que ces quelques pièces représentent une fois assemblées, je suspends l’histoire, que j’appelle alors encore simplement ‘Les Autres Mondes’. Les années passent et je la regarde tendrement de temps en temps, comme on regarderait une œuvre d’art cachée dans les oubliettes. Elle était là seulement pour moi, et pour cause : j’avais encore du mal à l’articuler.

Mais l’histoire m’aspire, encore et encore, dans son univers fabuleux. Les principes d’implantation et de réimplantation, ainsi que Jog et son rôle essentiel, germent insensiblement dans son esprit. Puis, l’odieuse machination des Erêtiens vient mettre en péril cette harmonie universelle.

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Le mythe prend lentement place dans son esprit. Pourtant, elle est encore impossible à raconter ; il me manque un aspect essentiel. Il me manque un émissaire humain. Mélodie s’impose alors, demandant haut et fort d’être sélectionnée pour cette mission capitale, hors du temps et de l’espace.

Jubilante, je m’empresse d’accepter : Mélodie est parfaite.

 

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Dis-moi d’où tu viens et je te dirai qui tu peux être

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Que vous vous soyez ou non sciemment posés la question ‘d’où venons-nous ?’, vous avez tous une réponse, en laquelle vous avez choisi de croire – ou pas !
Que ce soit la genèse de la Bible, la légende de l’œuf cosmique, l’Arbre-Monde sur lequel reposent les neuf mondes – nous avons tous entendu au moins une histoire de création du monde.

 

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Ce sont ces croyances ancestrales, les cosmogonies, qui se rattachent à nos sociétés et font partie de nos cultures. Les différentes morales qui sont embarquées dans les récits cosmogoniques façonnent les valeurs fondamentales de chaque groupuscule humain, de chaque société. On ne s’en rend pas compte, on n’y pense pas, mais elles sont là, en toile de fond. Elles nous définissent, insidieusement, mais indubitablement.

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Alors,  ‘qui sommes-nous?’

Les sociétés traditionnelles ont défini chacune leur propre cosmogonie, pour que le groupe d’humains qui la compose ait une ébauche de réponse à cette question. Pour qu’ils en découlent quelques valeurs basiques, globales à leur groupe et certainement nécessaires, du moins aux premiers humains, pour pouvoir avancer, sans buter sur le trou que l’absence de vraie réponse à la question présente.

 

Mais ces acquis ancestraux véhiculent aussi, à mon sens, deux défauts inhérents.
Ce sont eux que j’ai cherché à détourner en écrivant Cosmogonies.

 

Tout d’abord, le morcèlement de notre espèce. Ces visions disparates nous divisent trompeusement en groupuscules sociétaires, alors qu’aujourd’hui plus que jamais, nous devrions tendre vers l’unité.

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Ensuite, l’absence de questionnement. S’il était nécessaire aux premiers Hommes pour leur permettre de focaliser sur les aspects concrets les plus pressants de leur évolution, ce vide est aujourd’hui franchement contre-productif : nous avançons comme des machines, sans prendre le temps d’observer autour de nous, sans plus nous poser de questions fondamentales et vitales.

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Avec Cosmogonies, j’ai voulu rouvrir le débat des origines et surtout de l’avenir des peuples.

 

Pour pouvoir nous unir tous, dans la définition de ‘qui sommes-nous?’, j’ai imaginé une cosmogonie universelle, qui s’appliquerait non seulement à tous les humains, mais aussi à chaque être vivant dans l’univers. Libérés des différences culturelles qui nous ont été léguées à travers notre héritage communautaire, il devient possible de réfléchir à ce ‘qu’être un humain’ signifie vraiment.

 

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Ce livre, c’est ce récit même. C’est ‘Cosmogonies’, au pluriel, car l’histoire englobe toute société, tout groupement d’individus, dans un seul et même mécanisme de création.

A travers les aventures des personnages principaux, j’ai transposé la découverte de ce mécanisme universel dans des yeux d’humain, d’extraterrestre et même d’un être-planète omniscient, pour que nous puissions suivre leurs éclairs de compréhension respectifs et partager leurs découvertes, de leurs points de vue différents. Pour que nous puissions tous en dériver nos propres conclusions, en toute sécurité, sans être bloqué par nos propres croyances, nos propres cultures, nos propres acquis.

oeuf-dali

 

Je suis convaincue que notre monde n’est pas perdu : il est à l’aube de sa propre renaissance. Il ne tient qu’à nous de lui insuffler l’énergie dont il a besoin pour prendre son essor.
Ce livre est construit sur un message d’amour universel qui apporte une onde positive et, je l’espère, constructive, en fournissant un terrain propice à la réalisation et à la prise de responsabilité

Bienvenue dans Cosmogonies, un roman extra-ordinaire, conçu sur une échappée imaginaire obligatoire, où tout est nouveau, rien n’est acquis, tout est à découvrir.

 

 

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Un drôle de voyage

 

Fin des années ’80.

spiderpunk

Un après-midi sale de pluie intermittente s’achève, trop lentement. A côté du collège, une petite bande d’adolescents se rassemble sur le parking ; les cours sont finis mais ils restent sur place, attendant les derniers retardataires. Ils s’embrassent, ils gesticulent, ils gueulent inutilement fort pour se faire remarquer – ce n’est pourtant pas nécessaire, leurs accoutrements hurlent pour eux. Leurs cheveux arc-en-ciel sont trop longs, rasés, ou encore remontés à la colle à bois dans des tentatives de crêtes.

Ils se sont identifiés Punks et les notes désaccordées de leurs groupes favoris s’élèvent d’un petit walkman à cassette détraqué que l’un d’entre eux a posé sur la murette des marches qui mènent au parking, claquant en un staccato désagréable. Leur amplificateur déglingué est prêt à rendre l’âme, mais le walkman gueulant à fond les slogans politiques de leurs idoles est clairement entendu.

Punk

Je suis là, appuyée à la murette. Je me fais appeler Triki.

En réalité, la politique n’intéressait aucun d’entre nous, même si à l’époque, nous pensions tous le contraire. On était juste jeunes – très jeunes – et un peu déboussolés  dans notre  effort à devenir des adultes. Si la scène avait lieu aujourd’hui, la petite bande serait peut-être composée de rappeurs. Ou d’autre chose. Cela n’a pas d’importance : toute rébellion induit la même émotion de colère dans la révolte qu’elle implique. Et révoltés, ça, on l’était.

Une fois au complet, on a traîné les savates lourdes de nos grosses godasses vers le ‘C.E.C.’ : le Centre éducatif et Culturel de notre petite ville. Même sous les supplications les plus désespérées de nos parents, on n’y aurait jamais mis les pieds… Mais ce soir, c’est la fête : un petit groupe local va jouer des reprises de nos groupes préférés dans la salle polyvalente. L’anticipation nous rend fébriles – on rit plus fort que d’habitude, nos gestes bien trop expansifs pour les rares passants qui croisent notre chemin.

« Ca y est, on y est, on y est !!! »

pogo

On s’amalgame à la suite d’une trentaine de personnes qui sont déjà devant la porte. Poussant devant, se tirant les uns les autres, on finit tous pêle-mêle à l’intérieur, au moment où la boîte à rythme commence son martèlement. Instantanément survoltée, la foule de jeunes hurle à tout rompre ; ils se bousculent, ils frappent : un pogo endiablé s’en suit, au grand dam de la ‘sécurité’ – deux employés du centre, qui sont immédiatement dépassés par les évènements.

Le groupe les encourage : « allez ! lâchez la rage, pétez la cage !! faut qu’on nous entende ! »

La nuit avance vite ; le voisinage se plaint, le ‘concert’ fait beaucoup trop de bruit. Les deux internes sensés assurer le bon déroulement des évènements paniquent : ils appellent la police. Un camion arrive, sirène hurlante ; à peine arrêté il vomit une poignée de policiers qui prennent la salle d’assaut. La cohue qui s’ensuit est indescriptible : tout le monde court dans tous les sens, les gens se marchent dessus pour arriver à la seule porte de la salle – mais la fuite semble impossible : « putain, les flics font barrage ! »

Les aspirants punks crient des injures à l’envahisseur. Quelques échauffés attaquent les policiers, permettant à une poignée d’ados derrière eux de s’enfuir alors que le flot continue de pousser désespérément vers la sortie.

J’ai réussi à passer. Je suis à dix mètres de la porte, côté liberté, quand un bruit inattendu me surprend : « clang – pschhhhh… ». C’est une bombe lacrymogène qui siffle, déversant son contenu dans l’obscurité.lacrymo_bw

Le gaz me frappe de plein fouet. Je porte des lentilles de contact et mes yeux se transforment instantanément en deux puits de flammes ; la douleur insupportable empire encore quand j’essaie d’arracher les lentilles avec mes doigts, eux aussi couverts du poison gluant. Je sens mon cœur qui bat à tout rompre et je n’arrive plus à respirer. Je perçois à peine ma dégringolade des quelques marches devant la salle et je m’écroule, asphyxiée.

Le grand noir est enveloppé dans un grand silence. Des années ou des secondes passent – ça n’a pas d’importance, le temps n’existe pas ici. Une faible lumière jaune éclaire soudain l’endroit où je me trouve ; on dirait la lumière d’un feu de camp, mais il n’y a pas de feu : c’est l’objet central, un cristal gigantesque, qui éclaire doucement la grande grotte  où je me trouve.

Ilia

 

Une grande figure noire se tient appuyée à une petite construction hexagonale lumineuse. Je me déplace lentement vers elle et j’ai l’impression de flotter, tant mon mouvement est svelte ; rapide. L’être se retourne dans une cascade de sons cristallins et ses yeux immenses sans pupilles me subjuguent d’emblée : je ressens un calme immense dont je n’ai jamais fait l’expérience avant. Le visage sans nez ni bouche semble sourire à ma confusion et l’entité penche sa tête couverte de lianes cristallines, qui s’entrechoquent et reproduisent à nouveau les sons purs que j’ai entendus quand elle s’est retournée.

Ce ne sont pas des sons. C’est un langage. Que je comprends…

Elle pointe l’un de ses quatre bras vers la construction hexagonale et je jette un coup d’œil à l’intérieur. J’y découvre une multitude de cocons, soigneusement empilés les uns sur les autres.

Un souffle, puis, lentement, je distingue un visage flou au-dessus du mien ; il semble parler – mais je n’entends rien. Les bords de ma vision sont craquelés, comme si le monde extérieur essayait de se forcer un chemin vers moi ; je ne suis pas encore tout à fait revenue à la réalité. Je me rends subitement compte que je me trouve entre deux états.

Je me détourne de la réalité : je ne veux pas rentrer, je veux rester ici, dans ce monde, tellement apaisant. La douceur de l’être qui m’a accueillie là, sa bienveillance… me transcende. Des sons cristallins magnifiques me parviennent encore et mon œil intérieur regarde une dernière fois les lianes translucides qui composent cette symphonie impossible. Sa figure sans nez ni bouche me renvoie un sourire à travers ses yeux immenses qui s’ouvrent sur… ce que j’ai fini par appeler l’Autre Monde.

antichambre_memoire

 

Le pompier est content : il m’a sortie de mon coma passager. Plusieurs personnes s’affairent autour de moi, je sens vaguement les ventouses et les aiguilles qu’ils accrochent à ma peau.

Mais je ne suis pas vraiment présente. De toutes mes forces, je retrace à toute vitesse le drôle de voyage que je viens de faire. Je ne veux pas en perdre une miette, il faut que je me souvienne…

Mon cerveau a rempli sa mission : il a tout enregistré pour moi. Quelque part au fond de ma mémoire, les images de l’univers que je viens de visiter resteront tapies pour toujours, à attendre que je les comprenne.