Le serment

 

…2010.

Les changements qui avaient timidement commencé à pointer leur nez au début du millénaire se sont affirmés, la métamorphose est complète. La gamine turbulente s’est épanouie en une jeune technicienne qui s’est émancipée : je travaille à mon compte. Je réussis un parcours professionnel périlleux d’habitude réservé aux hommes. Une chose n’a néanmoins pas changé : je chéris toujours ma liberté plus que tout. Et c’est peut-être ce manque d’intérêt pour ma carrière qui l’a mise à ma portée : sans la peur de l’échec, tout est tellement plus facile…

 

easter island

Fidèle à mes passions, je quitte mon contrat chez un gros client pour pouvoir me libérer plusieurs mois d’affilée. La prochaine éclipse totale du Soleil sera sur l’île de Pâques, à 2000km de Santiago, sur la côte Chilienne. Un caillou isolé de 14km de long, perdu au milieu du Pacifique.

De l’autre côté de la planète… J’ai besoin de temps pour m’y rendre.

Une fois encore, mon entourage se désespère, et pour cause : je plaque un job bien payé, que j’aime, et qui de surcroît est situé tout près de chez moi. Pour presque tout le monde, cela n’a pas de sens !

 

eclipse

Je ne suis pourtant ni folle, ni stupide. Je sais bien que je prends des risques avec ma vie. Mais je n’ai pas le choix : je dois me rendre au bout du monde pour assister une fois de plus à la manifestation transcendante de l’alignement des planètes qui nous entourent. L’astre que j’ai baptisé ‘la Mère’, depuis que Cosmogonies s’est installée dans mon esprit, est sur le point de nous jouer sa plus belle farce : cacher son visage à notre vue, nous laissant entr’apercevoir, pendant quelques minutes, l’autre visage de notre monde, ce monde que l’on considère si facilement comme un acquis. Je ne raterais cet instant pour rien au monde.

Mon voyage commence fin mai. Je ne serais de retour à Amsterdam qu’en Septembre.

Évidemment, je me fais un peu de souci, à partir toute seule aussi loin, aussi longtemps, avec presque rien sur moi… et surtout, je m’inquiète un peu du retour. Et si je ne retrouvais pas de travail ? Comment payerais-je mon prêt immobilier ? Que penseront mes parents, mes amis, ma famille…?

Mais quelque chose de magique se passe alors. La guerrière en moi, celle qui m’a causé bien des migraines par ses révoltes perpétuelles, mais celle aussi à qui je dois mon succès professionnel, prend tout à coup le dessus sur ma conscience bien pensante qui-me-veut-pourtant-du-bien. Écrasante, majestueuse, intransigeante, la guerrière,  par la simple force de son arrivée silencieuse, fait taire tous mes doutes, toutes mes peurs, d’un coup. Décourageant d’avance toute repartie, elle tonne dans mon esprit : « fais confiance à ton intuition… comment veux-tu rencontrer ton destin, si tu ne fais toujours que ce que TU penses être approprié ? l’Univers est tellement, tellement plus grand que toi… »

Je me rappelle de cet instant  très précisément. J’étais assise devant la porte d’embarquement pour le premier vol de mon périple. Cette réalisation fulgurante me traversa de fond en comble, la réalisation que j’étais bel et bien en train de suivre  une impulsion qui m’arrivait directement des tripes. Je ne pouvais pas la nier. Et cet appel ne pouvait pas me tromper : ce voyage était à la fois inévitable et extrêmement important.

La sensation de liberté qui m’inonda immédiatement après la formulation de cette pensée est indescriptible – seuls ceux qui l’ont déjà ressentie la reconnaîtrons dans ces lignes. La matérialisation indubitable de la logique de l’univers m’apporta subitement la paix, même si elle me dépassait complètement – une paix couplée d’un enthousiasme à couper le souffle. J’avançais vers ma destinée, vers là où je me sentais appelée si fort. Tout était possible. Tout ce qui devait m’arriver, m’arriverait.

Et je tapais en plein dans le mille.

 

Akahanga

La voyageuse chevronnée que j’étais fut la proie des typhons dans l’abri grotesque de sa petite tente en plastique, rapidement déchiquetée. Les coulées de boue dues aux inondations ravagèrent  les petites constructions brinquebalantes qui  avaient été montées pour un festival prévu pour l’éclipse, qui n’eut jamais lieu.

Mais je n’étais pas seule. Moins d’une cinquantaine d’acharnés venant des quatre coins du monde, comme moi, avaient tout plaqué pour vivre cet évènement : nous formions une drôle de famille universelle, souriants face à la grandeur de l’astre en motion.  Un peu à l’écart de la sécurité relative du petit village d’Hanga Roa, une agglomération de moins de 2000 habitants et la seule ville à proprement parler de l’Ile de Pâques, nous étions prêts.

 

The fifteen2

C’est là, sur la colline verdoyante du vieux volcan éteint, que j’ai rencontré celui qui est devenu mon mari. Lui aussi, il avait dû voyager des dizaines de milliers de kilomètres pour arriver à ce bout du monde – bien qu’il fut originaire d’un continent bien lointain du mien.

Ensemble, nous fûmes témoins de l’absolu : le matin de l’éclipse, le ciel en colère s’ouvrit sur un grand ciel bleu. Les Moais, ces statues de pierre énigmatiques gigantesque qui parsèment l’île, semblèrent enfin se réjouir, abandonnant leurs airs sévères. Leurs visages immenses aux yeux crevés  affichèrent alors leur air serein d’origine.

 

Rapa nui 7 back

Nous savions tous que cette paix complétement atypique annonçait la disparition imminente de notre Soleil. Dans ce moment de calme anormal, je sus que j’avais eu raison d’écouter mon intuition. Je me trouvais à l’endroit exact où j’étais sensée être : mon âme chantait d’enfin pouvoir occuper tout l’espace.  Radieuse dans cette nuit passagère, je prêtais l’oreille dans le silence étrange qui m’entourait. Plus fort que tout, je voulais entendre ce que mon âme avait à me dire. Et son message me parvint, clair comme le chant d’un cristal : je compris ce que j’avais à faire dans cette vie.

Je devais rappeler aux humains qu’ils ont tous une âme – et qu’elle est merveilleuse. Je devais écrire et partager Cosmogonies.

 

Anakena

Alors, saisie une fois encore de la joie pure des enfants, dans l’absence de doute et l’infini des possibilités devant moi, je fis le serment que j’écrirais l’histoire qui me tenait tant à cœur. Je chamboulerais encore et encore toute mon existence s’il le fallait, pourvu que j’arrive à la faire exister. Je me le promis – je le promis à l’Univers.

Je rattrapais enfin ma destinée.

Je n’ai pas été déçue. Quelques mois plus tard, nous partîmes en Australie, où nous avons vécu deux ans. J’ai rapidement quitté mon emploi la-bas pour enfin écrire Cosmogonies ; la première version que je produis étais une trilogie – il me fallut 900 pages pour la coucher sur le papier !

Nous nous fiançâmes au Vietnam et nous nous sommes mariés aux États-Unis, où nous avons vécu un an. C’est là que j’ai réécris Cosmogonies en un seul tome, sur les conseils des critiques littéraires. Le destin m’a alors rappelée en France ; je me suis installée en Provence avec mon mari.

Il était temps de publier mon ouvrage.

 

 

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